J’en suis venue à croire de plus en plus que ce qui est le plus important pour moi doit être dit, verbalisé et partagé, même au risque d’être déformé ou mal compris. ―        Audre Lorde
Grenfell Tower, la gentrification tue

Grenfell Tower, la gentrification tue

-    « Tata, pourquoi tu aimes autant la politique ?»

J’ai presque bondi de mon siège lorsque Mohamed, le fils ainé d’un couple d’amis m’a posé cette question. A quel moment entre le débat sur qui de R. Westbrook ou J. Harden mérite d’être le prochain MVP et le visionnage d’un épisode de Dragon Ball Super avait-il formé cette réflexion ?

Ce n’était pas la première fois d’ailleurs qu’on me posait la question et ça m’avait toujours fait grincer des dents. Ca y’est, tout de suite, parce qu’on parle un peu de politique, on aime ça ? La politique c’est un truc de nantis, de corrompus, de jusqu’au-boutistes du pouvoir, de… Non, qu’y a-t-il à aimer ? Mais cette fois ça venait de la bouche d’un enfant et ça me mortifiait plus que d'habitude. Un peu comme s'il avait exposé mon plus gros défaut et que j’en prenais soudainement conscience. Alors logiquement… parce que c’est (surement un tout petit peu) vrai, (mauvaise foi oblige) j’ai protesté.

-       « Mais pas du tout, n’importe quoi ! » dis-je avec un sourire nerveux. « C’est juste que je m’interroge souvent à voix haute et… Je ne dirais pas que j’aime la politique… C’est juste que… Je m’y intéresse… »

-       Oui mais quand tu en parles avec maman, tu as l’air… passionnée. 

-       Nooooon toi, tu es passionné par le basketball. Moi je suis parfois frustrée ou agacée (exaspérée, énervée, horripilée, excédée… ndlr) voilà tout. Il y a beaucoup de dysfonctionnements et d’injustices alors ça m’anime effectivement mais tu sais je suis très critique envers toutes les formes de pouvoir et…

-       Mais pourquoi c’est frustrant ? C'est comme si tout était politique. Qu'est-ce que c'est d'abord?

J’ai dégluti avec difficulté parce que j’aurais vraiment préféré hériter de la question sur la reproduction des mammifères. Il me regardait fixement et j’ai alors eu un sentiment de responsabilité glaçant : celui qu’à ce moment, qu’il croirait et intégrerait TOUT ce que j’allais lui dire. Et ça, c’était bien trop de pouvoir et de responsabilité pour ma "petite" personne.

Comment devais-je expliquer en toute objectivité la politique à un adolescent de 14 ans qui, de surcroit n’est pas mon enfant, quand mon mur FB ressemble à un tract altermondialiste à tendance anarcho-chomskyste… dans un monde libéra-capitaliste… dans un pays où on ne parle pas de politique ?

Je venais de relire le “discours de la servitude volontaire” d’Etienne de la Boétie, il était encore dans mon sac. La Boétie l’a écrit vers 16 ou 18 ans et étant aussi un des meilleurs essais que j’ai pu lire sur le pouvoir politique et ses mécanismes je me suis dit que ça ferait l’affaire. J’attrapais mon sac fissa et lui donnais. Mais le problème quand un ado est très à l’aise, avec toi, c'est qu' il a tendance à être honnête.

-       Non mais je ne veux pas lire,  je veux que toi tu me répondes s’il te plait tata.

Mohamed est anglophone donc il a fini cette phrase en appuyant longuement sur le –ea de please… Autant m’achever de suite !

J’ai alors eu la « brillante » idée de mettre une chaine d’infos en continu pour illustrer mes propos. En cette période de législatives en France et en Angleterre, j’allais l’introduire au bipartisme, avec des valeurs (un peu, beaucoup) bateau, lui distiller deux anecdotes apprises au siècle dernier en cours de droit constitutionnel, finir sur le mal qui ronge : la corruption et à moi un nouvel épisode de Dragon Ball.

Sauf que, CNN faisait une émission spéciale sur l’une des tragédies du jour : l’incendie d’un vieux bâtiment HLM de Londres avec des images poignantes, la petite musique pathos, les discours de rescapés qui sont de véritables crève-cœur et les photos de quelques disparus qui ont fini d’achever purement et simplement la pseudo leçon politique. On est restés silencieux, la tête basse. Machinalement, j’ai zappé sur plusieurs chaines d’information, en anglais et en français.

Personne n’a parlé du fait que les habitants ont demandé une vingtaine de fois que la commission incendie inspecte l’immeuble et ont mis en garde leur député sur le risque incendie. Personne n’a souligné qu’un immeuble de 24 étages n’avait pas d’alarme incendie fonctionnelle, pas de sortie de secours, pas d’extincteurs dans les appartements. Personne pour s’interroger des décès reconnus, 17 officiellement, quand on fait état de plusieurs centaines de disparus, non recensés dans les hôpitaux londoniens et que les pompiers affirment qu’aucun survivant ne pourra plus être retrouvé. Personne pour enrager sur le fait que les députés conservateurs ont rejeté une loi du parti travailliste visant à obliger les propriétaires à rendre les logements salubres. Personne pour parler de la situation géographique de cet immeuble considéré laid par ses voisins des quartiers cools et huppés de Kensington et Notting Hill. Personne pour remettre en cause la rénovation et le matériau utilisé pour isoler et embellir le bâtiment. Plastique qui a servi à attiser le feu qui s’est propagé encore plus rapidement. Personne non plus pour parler de la situation sociale du bâtiment à forte majorité le lieu de vie de mères célibataires, descendants d’immigrés, personnes de condition très modeste plus vulgairement appelés pauvres. Et enfin personne des médias mainstream pour questionner la tragédie quand il m’a fallu 30 minutes de recherches sur les réseaux sociaux la veille pour obtenir ces « allégations » les recouper et les vérifier.

-       La vie est cruelle a lâché Mohamed. C’est un terrible accident… ça nous a carrément fait changer de sujet…

J’ai lâché un oui laconique car j’enrageais à l’intérieur. Parce que je ne peux rien faire d’autre que politiser cette catastrophe. Parce que ce que je veux dire à Mohamed, c’est que tout est politique dans cet « accident » : la pauvreté, la sécurité, la lutte des classes fraichement rebaptisée austérité, les coupes budgétaires des services publics incluant les pompiers, la discrimination, l’injustice, la propagande nouvellement appelée communication, les logements sociaux et leur entretien et surtout la gentrification.

Je voudrais lui expliquer ce phénomène d’embourgeoisement des quartiers populaires initialement occupés par des habitants ou usagers moins favorisés, qui transforment le profil économique et social du quartier au profit exclusif d'une couche sociale supérieure avec les plus-values qui vont avec. Je voudrais lui dire à quel point ça fait écho au discours d’un jeune homme dont la vidéo est désormais virale. Accusant les propriétaires de la Grenfell Tower d’incendie volontaire ou du moins de « négligence calculée » il conclut en une phrase qui résume tout le cynisme de ce drame humain : “Au moment où une nouvelle tour sera construite, la plupart de ces habitants ne pourront plus se permettre de vivre dans ce quartier”

Ce qui m’arrive en pleine figure ce soir, c'est ce qu’est réellement la gentrification, souvent présentée et perçue comme un phénomène cool, une progression, le paroxysme de la branchitude. On en rit, on prend en exemple son fleuron : Brooklyn et sa hype, ses hipsters qui à eux seuls sont comme j’aime à le dire le symbole du « Just look poor, but don’t be».

A l’instar de New York, San Francisco où Boston pour les plus célèbres, des quartiers populaires partout dans le monde sont d’après la presse réinventés, appropriés, transformés, érigés, « reconstruits » en place-to-be, place-to-brunch, place-to-coffee, place-to-live tant que c’est “instagrammable”. Tant que l’on repousse cette misère insupportable et ses pauvres avec. Et où vont-ils ces pauvres ? Qui s’en soucie ?

Moi, ce soir. La tragédie de Grenfell Tower est l’exemple le plus pertinent des dangers de la gentrification non pas dans un pays en voie de développement mais à Londres, une des villes les plus chères du monde, la cinquième ville la plus riche au monde. La gentrification tue, bien évidemment, pas les plus aisés. Cela aurait-il pu être évité ? Alors que les locataires font remonter depuis des années l’insalubrité des lieux, l’absence de mise aux normes de la sécurité incendie, font mention de leurs inquiétudes sur un ravalement de façade au sens premier du terme, je pense que n’importe qui peut s’avancer et répondre par l’affirmative. Et il semble que ce soit la même réponse quand on adresse la responsabilité politique il y a selon moi aucun doute sur ce qui est politique quand des négligences coupables envers les populations plus vulnérables ont été sciemment commises.

Il n’est pas de bon goût d’alimenter des polémiques quelques heures après un drame quand tout le monde est sous le coup de l’émotion. Ceux qui le feront sur les réseaux sociaux se feront rappeler à l’ordre, ce que moi j’ai eu à faire aussi par le passé parce que je pensais que c’était un devoir de décence envers les victimes et leurs familles. J’avais tort, c’est à nous de mener ce combat pour eux, à chaud, tandis qu’ils font leur deuil. Est-ce que la décence n’est pas avant tout de leur donner des réponses ? N’est-ce pas le rôle des politiques ? Je les regarde s’exprimer en boucle sans rien avouer ni expliquer de leurs manquements…

Dans un jour où deux les médias commenceront à poser des questions plus pertinentes au compte-goutte, à révéler ce que l’on sait depuis le premier jour. On alourdira le bilan au fur et à mesure parce que toutes ces informations couplées à l’émotion sont une bombe populaire à retardement, ça nos politiques le savent bien alors ils manient l’information avec prudence. J’espère que la colère des Londoniens ne faiblira pas et qu’ils descendront dans les rues une fois les survivants en sécurité pour demander des comptes à leurs représentants. Qu’ils leur rappelleront que dans un geste de désespoir et de courage ultime une femme a jeté son bébé du 10 ème étage en espérant qu’il soit sauvé (et miraculeusement il l’a été). Que pendant de longues heures des gens ont attendus d’être secourus en vain. Que des mères, des fils ont entendus les adieux désespérés de leurs proches. Que des gens ont tout perdu jusqu’à leur vie par l’avidité de promoteurs et l’indifférence de leurs politiques.

-       La politique c’est important parce que pour faire simple, ça définit un ensemble de règles qui conditionnent toute notre vie. Comme ce que l’on mange, où on vit, ce qu’on boit, nos accès à l’emploi, à l’éducation, à la santé, les prix et la qualité de ce que nous consommons… beaucoup de choses en fin de compte. Voilà pourquoi c’est passionnant pour moi mais aussi frustrant parce que parfois il arrive que les hommes qui décident de ces règles fassent de très mauvais choix où ne soient tout simplement pas à la hauteur de nos espérances.

-       Je crois que ça m’intéresse aussi… tu m’en parleras tata ?

-       Et comment ! Mais un autre jour...

On a remis un épisode de Dragon Ball parce que j’ai préféré lui laisser la possibilité d’être épargné encore un peu du cynisme de ce monde là. Je ne veux pas qu’il soit résigné si tôt parce qu’il faut des optimistes, des utopistes. Il faudra des jeunes gens comme lui pour dénoncer les injustices, et  démasquer un monde où des pyromanes se déguisent en pompiers pour continuer à nous donner l’illusion qu’ils sont là pour nous sauver. 

#JusticeforGrenfell

1948, une autre Colomb “découvre” les Antilles

1948, une autre Colomb “découvre” les Antilles

Oman