J’en suis venue à croire de plus en plus que ce qui est le plus important pour moi doit être dit, verbalisé et partagé, même au risque d’être déformé ou mal compris. ―        Audre Lorde
Infinie Leila...

Infinie Leila...

C'était un vendredi  je crois, enfin non j'en suis sûre, je dînais sur la plage. L’air y était frais et agréable, je mangeais ma recette préférée de crevettes épicées et je m’en souviens, riais à gorge déployée sans que je puisse me rappeler avec qui. La mémoire est une chose étrange, certains souvenirs sont flous, même quand les émotions attachées sont, elles, intactes. J’ai reçu un message de Salif, un ami, dont je n’avais pas eu de nouvelles depuis quelques semaines, me demandant si j’étais “présentement à Ouaga”. “Des fous tirent sur les gens à (l’hôtel) Splendid”. Il sinquiétait car, quand j’étais à Ouagadougou (Burkina Faso), je résidais toujours au Palm Beach qui est mitoyen du Splendid où travaillait mon ami Ousmane, que j’ai appelé dans la foulée. Je n’ai plus ri, j’ai écourté le diner pour me retrouver devant France 24 en boucle. Les assaillants étaient retranchés dans l’hôtel, je recevais des nouvelles rassurantes de mes amis au compte goutte. Mais quand ils ont annoncé que le café Cappuccino avait été visé, j’ai su que le bilan serait lourd. Je m’imaginais l'horreur sur cette avenue Kwame N'Krumah que j’avais arpenté souvent et sans doute étais-je encore trop loin du compte. Une dépêche le lendemain a révélé au monde que tu avais été touchée mais que tes jours n'étaient plus en danger. Ça m'a fait l'effet d’une montagne russe. Je me suis rappelé ton post FB "Off to Ouaga" quelques jours avant et je m'en suis voulue de ne pas y avoir pensé, de ne pas t'avoir “envoyé mes pensées”. Dimanche, la semaine a repris, la vie avec, en filigrane, comme toujours, entre nouvelles anxiogènes, et optimisme forcé mais certain. Ta mère avait communiqué que ton opération s’était bien passée et que tu étais en attente de rapatriement, je me suis sentie soulagée. 

C'est le mardi que j'ai appris sur les réseaux sociaux que tu avais succombé à tes blessures. Violemment, parce que les réseaux sociaux ne te préviennent pas, ils ne te font pas asseoir, ils ne te préparent pas à la mauvaise nouvelle ni ne font cas de l'endroit où tu te trouves ou de ce que tu fais. Ils déversent un flot de photos et de R.I.P en wagons auxquels tu finis par t'accrocher pour ne pas être écrasée de sidération, de chagrin, de colère. Je ne l’ai pas fait à ce moment là, je le fais aujourd’hui. Nous sommes encore un 15 janvier, c’est le troisième depuis que tu es derrière un voile que nous ne voyons pas. Ça ne fait que trois ans mais en même temps, ça fait déjà trois ans qu'on ne voit plus ce que voient tes yeux d’artiste. Pourquoi toi ? L’ironie voulait qu’à ce moment-là, tu fasses avec Amnesty International un reportage sur les droits de l’Homme sans savoir que des hommes qui n’en avaient pas le droit te voleraient ta vie. 

Depuis, tu le sais, d'autres “amis” sont décédés, quotidiennement, injustement, en Afrique ou ailleurs de la même chose que toi : la haine aveugle, la bêtise crasse. Alors il a fallu combattre, et il n’y avait pas de meilleure arme que ta vision du monde, ta lumière, ton témoignage pour éclairer l’obscurité. Tes parents, à bout de forces et à coup de résilience ont créé “La fondation Leila Alaoui pour faire vivre ce qu’ils appellent “l’enfant que tu (leur) as laissé”. Ce travail qui dit encore tellement de toi, de ton amour des gens, de ton désir farouche de montrer les opprimés, les faibles, ces pans entiers de la société dénigrés et invisibles mais que tu représentais enveloppés dans un halo de dignité. Tu voyais la beauté de l'altérité, tu pouvais apprécier la diversité culturelle parce que tu n'étais pas toi-même figée dans une identité, tu prenais à coeur les enjeux des migrations parce que tu étais nomade et libre. Tu militais à ta façon, avec tes codes, tes couleurs, pointais le doigt là où ça fait mal, là où tu voulais que l’on regarde enfin.

L'immortalité comme survivance mémorielle ou artistique est la seule consolation qu’il nous reste à opposer à l’injustice et aux desseins de l’univers que, croyants ou non, nous ne pouvons nous résoudre à accepter, mais vaut-elle cette promesse de vie qui te souriait tant ? Il n y a pas de réponse à ça, il n y en aura jamais.

Ce soir, je pense au courage de ta mère, Christine, en ce moment à Ouagadougou, à la douleur de ton père AbdelAziz, qui a couché dans un livre, que je lirai un jour, cet impossible deuil. A ton frère, ta sœur, à ton compagnon Nabil, à tes amis, ta famille, toutes les personnes qui ont croisé ta route et qui comme moi, à travers ton travail ont vu ta lumière. 

Ce soir, je pense à toi Leila, à l’héroïsme de Mahamadi, à toutes ces personnes qui ce soir là, ont perdu la vie pour rien, au nom de rien. Ce soir, en écrivant ce texte, je contemple une statue qui me suis partout et qui m’a été offerte par Ousmane, dont le téléphone n’a plus jamais sonné. Où que vous soyez, je ne vous oublie pas.

“Les Marocains” (ma série préférée) de Leila Alaoui sont exposés jusqu’au 5 février 2019, au Musée Yves Saint Laurent de Marrakech. Pour les non marrakchis, le catalogue de l’exposition est également disponible ici : Les Marocains, sous la direction de Guillaume de Sardes, photographies Leila Alaoui (Editions Hermann).

Off to Ouaga (Editions Hermann), le livre d’Abdelaziz B. Alaoui disponible ici

“Les Marocains” - Leila Alaoui

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