J’en suis venue à croire de plus en plus que ce qui est le plus important pour moi doit être dit, verbalisé et partagé, même au risque d’être déformé ou mal compris. ―        Audre Lorde
1948, une autre Colomb “découvre” les Antilles

1948, une autre Colomb “découvre” les Antilles

Il y a environ cinq ans je suis tombée sur cette photo d'Aimé Césaire qui, sans que je puisse me l'expliquer m'a énormément plu. Son côté informel peut-être, qui ne pose pas... Césaire y semble comme toujours, lunaire, rêveur, à l'image d'un petit garçon sage mais aussi droit et solide comme prêt à recevoir le poids de la Martinique sur ses frêles épaules. 

J’ai souhaité la republier et logiquement, j'ai cherché qui en était l'auteur. Un camarade de parti ? Un photographe officiel ? Non, cette photo est de Denise Colomb (1902-2004). Une femme donc, blanche, bourgeoise, novice en photographie. Humaniste pour certains, naïve pour d’autres, qui a fait des Antilles sa seconde thématique avec plus de 9,000 clichés en deux voyages dans le bassin caribéen (en Martinique, en Guadeloupe et en Haïti).

Aimé Césaire (Denise Colomb, 1949)

J'ai tout de suite été happée par son travail. Ses portraits d’artistes d’abord, mais aussi sa façon de montrer les “colonies” à sa façon : les Antilles françaises mais aussi l'Indochine, où tout commence pour elle en 1935. 

Elle a 33 ans, et est mère de trois enfants lorsque, suivant son mari nommé au Vietnam, elle achète à Port-Saïd, son premier appareil photographique. Puis vient la guerre… D'origine juive, elle fuit les persécutions et prend le pseudonyme Colomb en hommage au navigateur italien.  

Ses premiers clichés sont exposés à Paris par son frère Pierre Loeb, galeriste, qui l’introduit dans le monde de l’art. C’est là qu’Aimé Césaire, découvrant son travail lui demande de porter son regard sur la Martinique : "J'aimerais que vous photographiez mon pays comme cela" lui dit-il. Il la recommande (l’impose ?) ensuite à son ami Michel Leiris pour illustrer une mission ethnographique sur les Antilles que ce dernier doit réaliser de février à novembre 1948.    

J’aimerais que vous photographiez mon pays comme cela
— Aimé Césaire

1948

Michel et Denise sont donc invités pour la célébration du centenaire de l’abolition définitive de l’esclavage (1848-1948). Une année tout sauf anodine et on peut y voir plusieurs symboles. Nous sommes deux ans après la loi de départementalisation proposée par le jeune député Césaire et la première année de son application dans les nouveaux DOM. Nous sommes aussi deux ans avant son pamphlet poétique, réquisitoire violent contre le capitalisme et la bourgeoisie européenne perçu par la droite de l'époque comme une insulte ultime à la patrie.  

1948, c’est aussi une année sous haute tension sociale aux Antilles. Echauffourées entre syndicalistes et forces de l’ordre qui répriment avec toujours plus de violence les manifestations d’ouvriers noirs, excédés par leurs conditions de travail et leur misère. En mars, au Carbet (Martinique) dans le nord de l’île, sur l’habitation Lajus, les ouvriers sont matraqués par les gendarmes. Une fusillade éclate, trois ouvriers sont assassinés (Henry et André Jacques, Mathurin Dalin). Les tensions atteignent leur paroxysme le 6 septembre 1948, lorsque Guy de Fabrique, un administrateur blanc créole d’une habitation sucrière est lardé de trente-six coups de coutelas. Seize ouvriers agricoles seront jugés et acquittés aux Assises de Bordeaux en août 1951 après un long procès médiatique qu’on appellera le premier procès du colonialisme. (Camille Mauduech, en 2008,  a réalisé un documentaire sur cette affaire : Les 16 de Basse-Pointe.)

Les commentateurs affirment que Césaire souhaite la présence de la photographe afin qu’elle vienne compléter "avec force les criantes inégalités sociales et des anachronismes sociaux liés au passif de l’histoire coloniale du travail de son ami Leiris". Je ne pense personnellement pas que ce soit le cas et je l'expliciterai un peu plus loin. A son arrivée, Leiris la présente en ces termes : " Je vous présente Denise Colomb qui vient pour se promener".  Quelques-uns avouent à demi-mots un mépris du scientifique face à l'artiste. D'autres, que le courant ne passe tout simplement pas entre eux. Machisme archaïque ? Divergences politiques ? Très vite, elle comprend qu'elle ne pourra pas travailler avec Michel Leiris et s'affranchit de la vision ethnographique de son reportage. Elle peut ainsi donner libre cours à ses inspirations.

Ces détracteurs lui reprochent son manque de technique, elle tire néanmoins d’un incident au cours du développement de certaines de ses pellicules un phénomène appelé : la réticulation. Des petits points craquèlent l'image, Denise Colomb décide d'exploiter cette "erreur" qui deviendra une signature de son travail aux Antilles. Certains critiques y verront un calque d’identités multiples comme ce qui constitue l'identité créole, d’autres y verront des peintures tribales africaines. Si l’effet est surprenant et apporte de la profondeur aux clichés cela paraît quand même être une surinterprétation de l’image.

Si Michel Leiris fait de ce voyage un véritable sujet d'étude, on comprend en regardant son travail que les intentions de la photographe sont d’abord esthétiques. Comme ses contemporains, Doisneau, Boubat, Izis, elle fait partie du courant humaniste de la photographie qui met l'Homme au coeur de son sujet. Son regard est doux, sans condescendance ni à priori. Il s'agit de voir l'autre à travers sa propre humanité, avec indulgence et sous un jour résolument positif. Cela n'empêche pas le poète martiniquais d'utiliser ces photos, néanmoins candides, pour accompagner un article très violent dans la revue Regards en 1950. 

1958

Cette fois, c’est la Compagnie Générale Transatlantique qui lui demande de promouvoir la beauté des îles tropicales et l'hospitalité des créoles. Au moment où l’on attend franchement d’elle de l’exotisme de carte postale, elle se recentre sur un sujet plus profond et reste fidèle à son approche de 1948 que je pourrais résumer ainsi: du réalisme sans misérabilisme. Pour la première fois elle utilise très succinctement de la couleur mais déclare « La misère s’exprime mal en couleur. Si la couleur est jolie, elle convertit une triste vérité en un décor de théâtre pour une pièce vériste ; cela sonne faux ».

"Cela sonne faux... " C'est justement ce qu'on lui reproche. Au mieux, on l'accuse de mièvrerie, de candeur, de naïveté. Au pire, d'insouciance : de refuser de sortir de son carcan bourgeois et de pérenniser une image doudouiste des Antilles, destinée à conforter le métropolitain dans son petit confort colonial.

La pauvreté et le racisme règnent. “Comment-a-t-elle pu ne pas le voir ?  ”
— Roland Barthes

Aux Antilles, à cette époque, la pauvreté et le racisme règnent. "Comment-a-t-elle pu ne pas le voir ? " s’interroge Roland Barthes, très critique sur les photos pleines "de bons sentiments ” présentées au MOMA, en 1957, lors de l’exposition Family of man. Et c'est vrai, elle ne semble pas réaliser que cette terre, ce “paradis absurdement raté” comme aime l’appeler Césaire est un terreau de révoltes. Les photos paraissent “gentilles” alors qu’elles sont prises dans un climat où intellectuels et artistes antillais, hurlent leurs injustes réalités. La départementalisation est porteuse comme l’abolition, cent ans auparavant, d’espoirs mais aussi de tellement de désillusions. Tout comme le maître est devenu patron, l’administrateur est devenu préfet mais la misère, l’injustice et la mentalité de castes ne changent pas. La stratification sociale de la société antillaise basée sur les couleurs de peau cautionne l’apartheid physique, social, économique et moral des Antilles françaises.

Je vous présente Denise Colomb qui vient pour se promener
— Michel Leiris

La lecture de "Carnets" de Leiris ne laisse aucun doute sur le fait qu’ils étaient au courant de la situation telle qu’elle est en 1948. Alors Denise Colomb, cette femme de presque 50 ans, mère de trois enfants confrontée à la pauvreté, à l'adversité, à la xénophobie qu'elle aussi a connu, a-t-elle vraiment fait un hors sujet en montrant les Antilles de façon légère ?

Alain Ménil dans sa (longue) analyse de la rétrospective faîte de son travail au Jeu de Paume en 2009, semble n’avoir aucun doute : c’est un échec cuisant. Il questionne son style photographique et l’essence même de la photographie dite humaniste. Il s’interroge sur ces photos édulcorées, ces rues presque vides, sans effervescence à l'opposé de ce qu'il a connu jadis. Où sont les bidonvilles de Fort de France ? Où est la pluie ? Il lui reproche son absence d’intérêt et sa vision simpliste de la société martiniquaise en ne voulant pas descendre de son piédestal. Et pire, il condamne fermement une forme d'amateurisme : des imprécisions en guise de légende, des étourderies sur certains lieux, de l'à-peu-près jusqu'au nom de ses hôtes...

Et il y a là selon moi une rancœur non avouée que nourrit Ménil autour de l’introduction de Denise Colomb aux Antilles par le couple Césaire. Elle, c’est Suzanne, brillante, intellectuelle progressiste engagée, militante de l’antillanité. Lui, Aimé, le nègre fondamental, volcanique, l’auteur du “Cahier d’un retour au pays natal” et surtout dans le contexte, celui du “Discours sur le colonialisme”. Comment peut-on être introduite aux Antilles par les idéologues de la négritude, les experts de la question coloniale et surtout de son émancipation et choisir la photographie exotique faite pour la littérature de hamac à la photographie socio-politique engagée ?

Choisir : oui volontairement je dis choisir parce que dès son premier voyage elle dit être enchantée par les paysages, trouver "beaucoup de grâce et de joie de vivre dans la population" mais elle dit aussi: " On y chante et on y danse, mais la misère est là." Elle en est donc pleinement consciente. Et si sa photographie n’avait tout simplement fait preuve que de pudeur ? Et si elle avait au fond compris notre nature profonde ? Je suis partie prenante, sans l’être. Par procuration. Je me demande aussi comment aurait été interprété le travail de cette femme représentant malgré elle, les dominés si elle n’avait capté que misère, désespoir et crasse ?

Alors qu’on nous dépeignait au choix, comme des animaux ou des victimes je trouve qu’elle a su montrer un peuple tel qu’il est réellement, à travers ses coutumes, ses danses, ses chants, ses cris, ses luttes. Un peuple relevé mais surtout debout et libre : avec les mêmes préoccupations que tout un chacun. Baptiser ses enfants, acheter son pain, aller travailler, s’endimancher, rire, voir ses amis... Les Békés sont absents de son tableau disent ses critiques, je dis tant mieux ! Pour une fois, le maître, le patron, le dominant n’est pas au cœur de la société et des problématiques des antillais. Il y est une composante mais il y a une vie en dehors de la sienne. Cette vie créole qui avance, qui progresse sont sur les photos de Denise Colomb comme autre une célébration, en cette année 1948. Un symbole, une victoire de la résistance de ceux qui se sont libérés du joug de l’oppresseur. Et je pense qu'au fond c'est ce qu'Aimé Césaire avait en tête. En quoi serait-il intéressé par une énième représentation désastreuse et victimaire de son peuple quand lui même est en rébellion et en action ? Après avoir vu ses photos d'Indochine, il lui dit "je veux que vous montriez mon peuple comme ça". Vrai, lumineux, authentique. 

Si je comprends qu’Alain Ménil n’ait pas reconnu sa ville, sa misère, ses combats et le fait que nous, descendants d’esclaves avons toujours été en résistance, je ne comprends pas la virulence de sa critique. Malgré cette aliénation qui nous habite tous, j’aime avant tout voir la résilience créole. Pas seulement du point de vue du dominant, pas seulement du point de vue des dominés, elle prend une distance certaine faisant preuve de réalisme mais surtout faisant preuve de subtilité. Les enfants n’ont ni culotte, ni chaussures, mais ils rient, ils jouent, ils s’amusent comme n’importe quels enfants et pas seulement des enfants de descendants d’esclaves, des enfants pauvres, des enfants opprimés… juste des enfants. Non, elle ne dénonce pas directement les Békés mais elle montre la population devant ses cases de fortune, cognées par le soleil et gangrénées par les cyclones tandis que sur un autre cliché on voit une maison de riche propriétaire “en dur” qui semble défier, le temps et les éléments. A-t-on besoin d’une notice explicative ? 

Denise Colomb n’est pour moi évidemment pas hors-sujet, au contraire, elle a transformé l'essai. Pour rappel nous sommes à la fin des années 40, elle est une femme, mariée, bourgeoise, blanche, novice, d’une quarantaine d’années qui rencontre les Antilles pour la première fois. A quoi devait-on s’attendre ? Mais à sa manière, sans vouloir imiter, sans recherche du sensationnel, du mélodrame, elle raconte et dénonce. C’est le prisme avec lequel nous regardons les photos qui définit ou pas l’engagement de la photographe.

Qu’est-ce qu’un hors-sujet d’ailleurs ? C’est son regard, son interprétation, son envie, son courant. Peut-être que n’ayant jamais été à proprement documentée, la vie de ces îles comme toutes les premières fois a généré trop d’attentes. Mais pour moi qui n’ait connu cette vie, ces coiffes, ces “gran rob”, ces bakouas que dans les récits de mes grands-mères et dans la littérature de Confiant, Condé et Chamoiseau, je suis heureuse de pouvoir mettre quelques images sur les récits de mon imaginaire. Le travail de Denise Colomb est une de mes Madeleine de Proust, elle me fait ressentir la nostalgie d'une époque que je n'ai pas connue. Une époque où la misère faisait rage, où la vie était dure mais où le mot solidarité avait un sens. La nostalgie d'une culture qui se ventile, de traditions qui se perdent, d'identités qui s'étiolent. 

Son troisième voyage aux Antilles, à 91 ans, s’est concentré sur de la photographie botanique. Avait-elle fait le tour de son sujet ou avait-elle été échaudée par les critiques et le manque de reconnaissance de son travail ? Entre 1991 et 2001 elle fait don  à l’Etat de 50 000 négatifs accompagnés de leurs planches contact et de 2000 tirages d'époque ou modernes (certaines disponibles ici ). Elle n’a jamais véritablement connu la gloire de ses contemporains (masculins si j'osais), elle s’est révélée sur le tard mais a fait preuve d'un avant-gardisme et d'une modernité exceptionnels. Pour cela, et l'attention qu'elle a porté à mon peuple et mes origines,  je voulais lui rendre hommage car contrairement à ce qu’on a pu en dire : elle avait selon moi, déjà tout compris de l'humanité et des défis que tôt ou tard nous devrons affronter.

Où est la fraternité ? Pourquoi ne l’a-t-on jamais connue ? Précisément parce que la France n’a jamais compris le problème de l’identité.
— Denise Colomb

Denise Colomb x Aimé Césaire, 1949

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